20.02— 30.04.2020— Mohamed Arejdal, Nassim Azarzar, Ihsane Boudrig, M'Barek Bouhchichi, Caravane Tighmert, Khadija El Abyad, FA/Festival international d'art indigène, Abd El Jalil Souali — CURATED BY Fatima-Zahra Lakrissa

À l’épreuve du tamis

20.02.2020 – 30.04.2020

Mohamed Arejdal, Nassim Azarzar, Ihsane Boudrig, M'Barek Bouhchichi, Caravane Tighmert, Khadija El Abyad, FA/Festival international d'art indigène, Abd El Jalil Souali

COMMISSARIAT: Fatima-Zahra Lakrissa 

À la verticale du lieu où il se tient, avec une vision à trois cent soixante degrés, en une séquence d’images ininterrompues, l’opérateur du tamis de Khmiss Anjra reconstitue la mémoire du lieu rendue métaphoriquement dans le paysage panoramique placé devant ses yeux. L’instrument est rudimentaire. Un tambour fermé d’un filet en une extrémité, ouvert de l’autre, dont la paroi intérieure constitue le support circulaire d’un récit visuel produit par le montage de photographies prélevées dans l’espace et dans le temps : flash-back d’un instant avant le souk.

Le tamis installe le sujet observateur dans un corps à corps avec le dispositif.  Inclus dans l’objet, il doit en effet lui-même le manipuler physiquement et l’expérience – rythme et animation du récit – dépend de sa propre performance (mouvement de rotation de son corps et manipulation du tambour). S’il donne l’illusion que l’histoire se déroule dans un présent immédiat et continu, le dispositif vient au contraire ruiner l’ordre du temps en provoquant la collision d’un passé proche et du présent, le premier se substituant au second, l’un servant de repoussoir à l’autre. 

Inversion et réversibilité des temps sont au fondement du tamis et touchent ainsi, au-delà du procédé formel et narratif, à la relation entre un sujet observateur et le monde extérieur, à une forme de vision qui rend compte d’un contrepoint qui indique une manière de déplacer, mais aussi d’engager le regard vers une périphérie événementielle, un hors champ avec lequel il faut composer. On pourra ainsi avancer que ce contrepoint constitue l’occasion d’une réflexivité. Il provoque un moment dialectique qui permet de se penser dans un réseau d’anachronismes qui démonte l’ordre spatial et temporel des choses et rend possible l’idée de penser ensemble des événements distants. Il manifeste aussi une prise de position que l’on peut supposer être une manière de se situer par rapport à un hors-champ. Cette prise de position autorise un regard autre au sein d’un territoire donné. Elle dit également une volonté philosophique ou politique de renverser des valeurs ou d’inverser des rôles et des pouv

C’est en tous cas à partir de ce contrepoint que les artistes fondateurs du FA / Festival international d’art indigène, ont choisi d’appréhender le souk, envisagé comme fait social et événement artistique total auquel ils se confrontent, s’autorisant une liberté artistique sans foi ni loi pour lever les frontières entre création et réception, entre artiste et spectateur, entre marchandise et œuvre d’art, dont les usages et statuts sont interchangeables. Le tamis est créé à l’occasion de la première édition du festival. Objet trickster par excellence, il met en scène ce jeu de déplacement des objets au seuil des temporalités et des registres de l’art et du non-art. Il y a aussi, de manière implicite, l'idée que cet objet se présente comme une interface vers des centralités établies en ce qu’il introduit un questionnement sur les dynamiques entre centre et périphérie. 

Les propositions ici réunies, par les divers mediums, choix plastiques et esthétiques, ont beaucoup à voir avec ces enjeux que sont le rapport à l’ordre – normes institutionnelles – et à la hiérarchie en art, et la mobilité des artistes des lieux d’une centralité reconnue vers des périphéries (et inversement). Ces enjeux incitent à questionner dans le champ artistique marocain actuel l’appel à une extériorité de l’art et le rôle qu’il joue dans les définitions de l’œuvre, du geste artistique et de l’objet, notamment celles qu’élaborent les artistes invités.

En réunissant différentes approches et réalisation artistiques, A l’épreuve du tamis entend mettre en lumière certains comportements spécifiques et communs à ces artistes, comme la nécessité du détour par une extériorité de l’art dans la saisie d’une altérité proche incarnée dans une histoire et une culture régionale riche de savoirs, de données culturelles et de pratiques créatrices locales. L’exposition souhaite ainsi questionner l’histoire croisée des concepts de tradition et d’art contemporain à partir de cette orientation récente du champ de l’art marocain qui consiste à réinvestir des héritages artistiques et culturels et tenter d’en restituer différentes représentations. 

Au niveau de la production artistique, l’exposition présente des pratiques qui donnent à voir, conjointement ou séparément, l’appropriation d’un savoir issu du patrimoine matériel ou immatériel à des fins formelles ; l’effort de requalification de formes, de gestes et de techniques touchant à des pratiques sociales et artistiques situées ; l’intervention contextualisée explorant le rôle de l’artiste comme intermédiaire entre des champs de connaissances éloignés.

Depuis son village de Moulay Bouchta, où il vit et travaille depuis 2015, Abd El Jalil Saouli privilégie des modes de production qui se constituent dans des processus d’interaction avec multiples pratiques liées à l’architecture et l’habitat, au travail de la terre et à l’environnement naturel. On constate dans ses recherches le recours à certaines figures de l’hybride comme la greffe, l’emprunt ou le métissage, qui induisent multiples qualification des formes et révèlent leurs possibilités génératrices depuis leurs sources matérielles jusqu’à leurs expressions plastiques. L’hybridation vient interroger par ailleurs la notion même de médium ; et le médium traduit aussi bien le matériau que l’intention de l’artiste qui s’en empare, avec des effets concrets sur l’œuvre ; celle-ci donnant à voir un ensemble de savoirs qui se croisent et de gestes où se lisent parfois la présence de l’outil et les traces de l’ora

Le projet de recherche de Nassim Azarzar présente également un fort potentiel d’hybridation. De 2019 à aujourd’hui, Nassim développe un vocabulaire formel en puisant aux sources d’une iconographie populaire en mouvement : les peintures sur camion. Ses recherches aboutissent à un corpus en extension qui invite à réfléchir au processus de création à l’œuvre, qui est celui d’une exploration et d’une exploitation permanente des formes, et aux phénomènes de déplacements entre la grammaire de l’art contemporain et les pratiques créatrices populaires. Son travail touche ainsi aux principes d’engendrements formels aléatoires qui se produisent par glissements et aux questions de transmission des signes et des motifs entre divers registres artistiques.

Des recherches récentes de Khadija El Abyad (2019 – en cours) invitent également à réfléchir aux modalités d’invention de nouveaux vocabulaires formels qui renouent avec la logique ornementale, le mouvement. L’ouverture structurelle de l’œuvre semble compter pour l’artiste en ce qu’elle lui permet de tracer des itinéraires à l’intérieur d’un système ornemental doté d’une forte charge symbolique. Sa réflexion se porte également sur le jeu entre voilement et dévoilement du corps et sur les attributs que celui-ci partage avec l’animal. L’artiste explore les affinités entre les espèces par le biais de la performance qui permet l’expression de l’intime dans l’espace public et le brouillage des repères socioculturels.

Les développements de son travail sur le vêtement traditionnel du haïk ont conduit Ihsane Boudrig, depuis 2003, à étudier les qualités formelles et le potentiel narratif du haïk à travers divers ateliers exploratoires et interventions dans l’espace public, mobilisant des questions liées à la forme et à la trace, ainsi que des enjeux de mémoire et de patrimoine liés à la réactivation de gestes de l’habillement. Son travail montre une prédilection pour les interventions créatives du public qui conduisent à l’élaboration de nouveaux supports et objets nés de la manipulation du haïk, de sa déconstruction et de sa reconstitution souvent collective. L’instabilité fondatrice du haïk, matériau et support de ses recherches, entre en résonnance avec l’action et la performance qui sont les modes d’expressions privilégiés de l’artiste.

Au niveau de la recherche pratique, le projet présenté est celui de la Caravane Tighmert. Créé à l’initiative de Bouchra Boudali, Ahmed Dabah, et Carlos Perez Marin, la Caravane Tighmert a pour objectif, depuis ses débuts en 2015, de créer des mobilités humaines, des usages et des pratiques de production et de médiation de l’art qui organisent de nouveaux rapports de l’art contemporain aux territoires perçus comme des lieux de marginalisation. A mi-chemin entre festival et résidence de recherche-création, Caravane Tighmert est définie par ses fondateurs comme un laboratoire des cultures contemporaines issues des espaces oasiens et nomades.

Caravane Tighmert s’affirme au fil des éditions comme une plateforme de recherche qui valorise l’expérience et les processus d’apprentissages collectifs. Elle valorise une méthodologie qui implique une rupture avec les conventions académiques au profit de l’enquête de terrain qui reconnait l’apport des savoirs locaux. Il convient de souligner le rôle de certains acteurs essentiels dans cette expérience d’apprentissages collectifs : les artistes Mohamed Arejdal et M’barek Bouhchichi dont la réflexion sur les liens entre les communautés, les territoires et les pratiques artistiques en situation infuse l’esprit de Caravane Tighmert depuis ses débuts.

La réflexion de Carlos Perez Marin déborde le cadre de ce projet et se prolonge dans des actions multiples qui se situent au croisement de différents champs d’intervention (pédagogie, activisme culturel, action artistique) et de disciplines (architecture, patrimoine, art contemporain). 

Les documents produits en amont de chaque action ou recueillis pendant les expériences font l’objet d’une importante archive accessible au public. Ils manifestent la possibilité d’un récit en textes et en images des réalités sociales et historiques des territoires étudiés. Le dispositif de consultation expose un récit d’archives qui tisse des liens entre le documentaire, le savoir et l’imagination. Il donne à voir, par fragments et éléments de montages, les outils méthodologiques, les formes d’apprentissage et les pratiques de terrain qui constituent les diverses ressources offertes par cette archive. 

Pensées en lien avec ce parcours d’archives, les propositions de Mohamed Arejdal et M’barek Bouhchichi constituent des tentatives de réception des expériences vécues au contact du désert et de l’oasis de Tighmert.  M’barek Bouhchichi interroge de manière spécifique le rapport entre le document et l’œuvre qu’il maintient liés par leur signification et leur valeur esthétique. Les notes et dessins de recherche ici présentés témoignent de cette dialectique de l’œuvre et de sa documentation qui sous-tend sa réflexion sur l’objet artistique et ses conditions d’existence. Plus important encore, ils témoignent des sites extérieurs à l’art qui donnent lieu à l’élaboration de sa pensée créatrice. En cela, ils remettent en cause la primauté de l’œuvre sur une idée, une sensation ou une expérience.

Mohamed Arejdal questionne également l’instabilité de l’œuvre. Il présente les traces matérielles d’une installation murale in situ réalisée à partir de fragments de tissus trouvés dans une maison abandonnée de l’oasis de Tighmert, lors de la première résidence de recherche en 2015. Ce geste de reconstitution devient un autre mode d’enregistrement d’une expérience qui retrace l’évolution de l’œuvre dans le temps et met en évidence l’interchangeabilité des statuts documentaires et artistiques dans l’entreprise de conservation et de transmission de sa démarche artistique, caractérisée par un penchant pour l’éphémère.

Fatima-Zahra Lakrissa

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